2003 Métiers et carrières de la coopération urbaine – Conserver l’expérience et rebâtir les perspectives dans la coopération urbaine : les chroniques d’un diplôme audacieux

Document préparé par Caroline Martin, sous la direction de Antoine Olavarrieta, Françoise Reynaud et François Vergès, AdP c/o ISTED – Villes en développement.


Conserver l’expérience et rebâtir les perspectives dans la coopération urbaine : les chroniques d’un diplôme audacieux.

Jean-Louis Perrault, Faculté des sciences économiques, IEP de Rennes.

Lorsque Jean-François Vergès nous a demandé, à Pablo Diaz, mon complice dans le Master ISUR, et à moi, à la fin du mois de juillet d’intervenir dans le cadre des journées ADP, il nous a dit «vous interviendrez en fin de matinée». Il ne nous a pas dit que c’était «heure de Washington», ce qui fait, me semble-t-il que le spectre de la Banque Mondiale rôde singulièrement au sein de l’AdP. Mais, cela ne m’empêche aucunement de le remercier très sincèrement de nous avoir invités à venir vous entendre et à expliquer les mobiles qui nous ont amenés à bâtir un diplôme qui s’est donné pour ambition de former des spécialistes en matière de coopération urbaine : le Master Ingénierie des services urbains en réseaux dans les pays en développement.
Je vais essayer de vous expliquer pourquoi, en 2002, nous avons créé un diplôme, après avoir mis en place, en 1999, à l’Institut d’études politiques de Rennes, un séminaire sur la question de l’urbanisation du Sud, et plus particulièrement sur le thème des services urbains en réseau dans les pays en voie de développement.
Il y a deux raisons majeures à cela. Il y en a une troisième… la troisième est importante, mais il y deux raisons majeures qui sont les détonateurs de cette création. Et j’ai dix minutes pour vous dire tout ça, c’est dire à quel point, ce n’est pas très drôle de vivre à Washington.

Le fait urbain : un concentré des affres du sous-développement

La première raison, c’est que depuis environ 10 ans, nous avons une demande tout à fait considérable de la part d’étudiants, lassés d’un discours cynique sur les affaires et la gestion, les affaires économiques ou les affaires d’ingénierie, et qui réclament de «faire de l’humanitaire». Ce qui est rassurant parce que cela prouve que l’économisme n’a pas réussi à pervertir complètement les mentalités des jeunes générations.
Ces étudiants sont confrontés à une offre de diplômes et de formations qui sont excellents et qui les mènent, par exemple, vers les ONG et vers un certain nombre de fonctions ou d’activités ; mais, souvent, pour des fonctions ou des activités provisoires.
C’est cette demande d’étudiants, tentés d’agir avec les moyens que nous pourrions leur donner sur des projets qui concernent le Tiers monde, qui nous a amenée à nous éloigner de la théorie pour nous saisir d’un projet réaliste.
Les théories économiques, et tout particulièrement celles qui ont cours au FMI, dans le sillage, par exemple de Mme Krueger, ne savent même pas constituer un emplâtre pour la période de crise majeure que nous vivons depuis un quart de siècle (Krueger, Anne O. 2003) : crise démographique (poussée de population et rupture dans la structure par âge), crise politique (invocation permanente de la démocratie dans un contexte de poussée libertarienne qui l’affaiblit), crise géopolitique (système de représentations des rapports de force planétaires encore imprégné des conceptions de la Guerre froide dans un contexte de théocratisation d’intérêt extra-nationaux), crise économique (absence de diagnostic pertinent des modalités opérationnelles de régulation et leit motiv consternant de recettes héritées des diagnostics physiocratiques du XVIIIe siècle), crise de la civilisation (incapacité à promouvoir le progrès social et multiplication des formes génocidaires) : violences militaires, violences politiques, violences sociales et violences économiques se conjuguant.
Pablo Diaz et moi-même sommes économistes du développement. Autant dire des marginaux, des sans-abris en matière de « recherche scientifique », comme M. Durand-Lasserve a pu l’expliquer ce matin au sujet de cet axe disciplinaire. Au moyen d’une discipline d’économie du développement dénigrée et sans destin, face à des étudiants qui demandent à « agir » dans le Sud, il nous fallait réfléchir sur les nœuds, les antagonismes majeurs au Sud au tournant de deux siècles.
La ville, la métropole, le fait urbain constituent un nœud immédiat, évident ; un raccourci des antagonismes propres au sous-développement. Le problème, comme vous le savez, est déjà là depuis bien longtemps. Après Lewis Mumford en 1961 (Mumford, Lewis 1961) , Yves Lacoste en atteste en 1965 (Lacoste, Yves 1965) , Paul Bairoch en fait l’analyse en 1977 (Bairoch, Paul 1977) , puis en 1985 (Bairoch, Paul 1985) . Mais, chaque jour le problème gagne en ampleur, les statistiques du fait urbain planétaire nous ont été rappelées ce matin : un individu sur dix dans les villes au début du XXe siècle, un sur deux au début du XXIe siècle. Chaque année, trente millions de citadins supplémentaires, dont un tiers amené à vivre dans des taudis ou de l’habitat spontané. De telle sorte que les villes se définissent comme un tissu des contradictions et de désarticulations économiques et sociales.
En outre, l’élan d’urbanisation, Monsieur Widemer le regrettait tout à l’heure, les engage à dévaster leur hinterland. Alors qu’auparavant, elles reposaient sur l’hinterland ; elles s’appuyaient sur un environnement qui les aidait à grandir et leur taille était contrainte par l’hinterland. Les villes depuis 50 ans en Occident, et depuis un quart de siècle dans le Tiers monde dévastent leur hinterland. Les économies métropolitaines ne répondent plus à cette logique de gravitation et de capillarité et s’étendent, indépendantes de leur Hinterland ; elles façonnent une économie d’archipel (Veltz, Pierre 1996) .
Si l’urbanisation est un phénomène planétaire, elle laisse néanmoins apparaître la spécificité des questions urbaines dans le Tiers monde, où ces dernières nourrissent d’immenses risques locaux de ruptures sociales (Cavallier, Georges 2001) .

Les perspectives des métiers de l’ingénierie urbaine

La ville c’est de la technique qui va contenir de la société. Or, ces villes du Sud réclament toutes d’abord la même chose, de la structuration au moyen de réseaux.
Face à ceci, le réalisme, c’est que nous avons des techniques qui sont opérationnelles et qui sont massivement détenues par l’industrie des pays du Nord. Dans la mesure où les pays du Nord ont su répondre progressivement aux problèmes techniques que posait l’expansion des centres urbains ; il y a des expertises aussi au Sud comme au Nord sur ces questions.
En dépit d’un délitement avéré du milieu de la recherche, dans ces domaines, dont le PRUD pourrait être le signe d’un renouveau, l’ingénierie française est susceptible, comme l’ingénierie mondiale, de proposer des solutions aux problèmes qui déferlent. En dépit des handicaps, résumés ce matin par M. Arnaud, les métiers du développement urbain ont des « capacités de propositions », pour reprendre la remarque de M. Allou.
Cependant, la logique de production planétaire des techniques industrielles, dans un jeu complexe de rivalité, de coopération, d’appui sur des socles administratifs de formation et de subvention, qui définit un système industriel mondial (Humbert, Marc 1990) , bouleverse régulièrement le cadre dans lequel est défini le transfert de technologie (il ne sert à rien de faire du transfert de technologie un terme complètement désuet, il s’effectuera de gré ou de force). Dans ce contexte, les acteurs de l’urbanisation prennent de nouveau visage.
Pour tenir compte de ces dimensions, lorsque nous avons voulu construire le séminaire de Sciences Po, en 2000, nous avons contacté des professionnels, à commencer par Monsieur Crépin et Monsieur Vergès, en leur expliquant le projet. Ils ont accepté d’y intervenir et de nous aider à façonner le programme.
Le séminaire a eu un remarquable succès, et la pression fut grande pour transformer ce séminaire en diplôme. Ce à quoi le Directeur de l’IEP de Rennes, M. Tanneguy Larzul nous encouragea avec opiniâtreté. A compter de ce moment, et avec le secours vigilant et actif de Xavier Crépin, nous avons bâti les perspectives que nous souhaitions donner à ce diplôme, qui ouvrit en septembre 2002.
Première perspective, le caractère indiscutable des particularités du fait urbain au Sud ; même si beaucoup de solutions techniques sont au Nord, il convient, et Michel Arnaud nous l’a rappelé, de ne pas se contenter de chercher des problèmes à nos solutions. L’urbanisation au Sud, c’est une asymétrie brutale et irréversible entre milieu rural-milieu urbain ; c’est une cadence de l’expansion urbaine sans précédent mondial ; c’est une taille relative des centres urbains disproportionnée, etc .
Deuxième perspective, le déficit de génération évident dans le domaine de la coopération urbaine, alors que l’urbanisme appelle de plus en plus de « gestion » à côté des sciences de l’ingénieur. En dépit de la crise des métiers et carrières du développement urbain, il convenait d’anticiper le départ à la retraite des pionniers de la coopération urbaine dans le Tiers monde ; domaine dans lequel la France fut particulièrement active. Ebauche en quelque sorte d’une réponse à la question de M. Arnaud : « où se renouvelle l’expertise » dans le cas de la coopération urbaine française ?
Troisième perspective, qui résonne avec la précédente, le problème de conservation de l’expérience. Le renouvellement de l’expertise exige d’entendre cette génération pionnière ; mais, c’est un problème un peu compliqué la conservation d’expérience ; elle explique la question que nous pose M. Henry : « où la profession capitalise-t-elle » ?
D’abord, parce que les premières générations de coopérants dans le domaine urbain furent massivement, et à juste titre, composées d’ingénieurs, quand nous envisagions de former des « littéraires ». Ensuite, parce qu’il fallait pouvoir transmettre les représentations sociales de la ville que se sont données des personnes très expérimentées, mais aussi une palette de leurs expériences dans les villes du Tiers monde.
En d’autres termes, organiser les séminaires autour des dimensions normatives et fonctionnelles que pouvait prendre la représentation sociale des villes du Tiers monde chez les professionnels amenés à enseigner dans le diplôme. L’absence d’unité dans ces représentations supposaient d’ouvrir le diplôme à des retours d’expériences extrêmement variés. Cette exigence de sensibilité, à côté des aspects plus techniques de l’apprentissage, nous a permis d’amener nos étudiants, jeunes diplômés quelquefois un peu arrogants, à une posture d’humilité face aux problèmes qu’ils seraient amenés à essayer de traiter.
Le problème s’épaississait avec le choix d’une spécialisation de nos diplômés dans les domaines des infrastructures de réseaux urbains, car il fallait dépasser l’écueil des modèles tout public ou des modèles tout privé, constituant des dimensions essentiellement politiques, qui expliquent que les ingénieurs dans ce domaine, mobilisent, comme l’a justement observé Serge Allou, un savoir technique pour participer à des jeux politiques.
Or, le modèle « tout public » a été amené, et pourra l’être encore, par la nécessité : le coût fixe des réseaux, la normalisation nécessaire. Alors que le modèle « tout privé » a été permis par les possibilités techniques (la diminution du coût des réseaux et le meilleur rendement de leur exploitation), mais a été imposé pour des raisons massivement idéologiques : la firme publique est automatiquement bureaucratique, disait-on , quand la proposition de privatiser relevait en réalité, dans les pays industriels, de la volonté de verser les rentes des monopoles publics sur les marchés financiers. Au fond, le débat aura porté sur l ‘idéologie, quand l’enjeu était essentiellement le droit d’accès à la rente de monopole : par l’Etat ou par les marchés financiers.
De telle sorte que l’on peut dire que, à la fin du Xxe siècle, le modèle « tout privé » a été amené pour de mauvaises raisons, aux fondements théoriques misérables –la fable micro-économique- ; mais, finalement, aura été conservé pour d’assez bonnes raisons : diffuser le plus largement des techniques industrielles, améliorer ces techniques à l’aune des besoins mondiaux, dépasser le cadre national. L’innovation chahutant la routine.
A l’inverse, défini pour de bonnes raisons, au début du Xxe siècle : offrir l’accès au réseau au plus grand nombre et structurer le territoire national, le modèle « tout public » a été conservé, bien souvent, pour de mauvaises raisons : réplication des habitudes, financement des partis, prélèvements étatiques sur les rentes des monopoles publics. La routine engluant l’innovation.
Admettons, néanmoins, qu’en matière d’infrastructures urbaines, le débat devra être clos de façon pragmatique. Pourquoi les ingénieurs mobilisent-ils « un savoir technique pour participer à des jeux politiques » ? Parce que les intérêts particuliers ne sauraient organiser le collectif. Dés lors, si la technique est générée dans le cadre d’un système industriel mondial ; au moment où elle doit contribuer à l’organisation de la vie en société, elle rencontre le politique et ses représentants ; à défaut de quoi il n’y aurait guère de différence avec le modèle de la planification centralisée voulant offrir une technique non désirée à la nation.
Dans le Tiers monde, où les besoins sont les plus forts et les moyens les plus faibles, l’hybridation du modèle est donc de mise et, le Partenariat-Public-Privé en est une dimension. Cependant, il n’y a pas d’unité du modèle ; pas de solution toute faite à tous les problèmes ; notamment en matière d’urbanisation, notamment en matière d’infrastructures.
A cause de cela, la conservation de l’expérience supposait, à nos yeux de re-bâtir certaines perspectives. Il s’agissait particulièrement de s’affranchir de l’économisme. Elément indispensable, nous semblait-il, pour aborder le fait urbain en évitant l’écueil, cité dans un autre but, par Michel Arnaud, de trouver des problèmes à nos solutions.

Les représentations sociales biaisées : la fable de l’étalon marché

Il y a une histoire que vous avez peut-être entendue, au sujet des économistes :
« Sur un terrain de golf, un joueur joue. Une montgolfière descend doucement et s’arrête au-dessus de lui. Le navigateur demande au golfeur :

– Où suis-je, cher Monsieur, s’il vous plait ?

– Monsieur, répond l’autre, vous êtes juste au-dessus du trou 9.

– Ahhh ! dit le voyageur perplexe, vous, vous êtes un économiste !

– Oui, comment le savez vous, demande l’autre ?

– Parce que vous me donnez une information très précise mais qui ne me sert strictement à rien !!! ».
Inutilement précis, les économistes savent l’être ; toutefois, ils sont également experts en imprécision. Il peut s’agir, d’ailleurs, des deux versants du même défaut : obscurité scolastique, caractéristique de l’impuissance à préciser les hypothèses, en se posant comme difficulté technique, c’est-à-dire une théorie économique d’effets spéciaux.
Ainsi, s’affranchir de l’économisme, c’est notamment arrêter d’employer des mots dont le sens est discutable. Charles Goldblum l’a résumé ce matin lorsqu’il a déploré une dérive sémantique et que l’on puisse « employer le même langage pour ne pas dire la même chose ».
Ainsi, par exemple, ce matin j’ai entendu le mot « marché » un nombre incroyable de fois, recouvrant des réalités qui m’ont semblé radicalement différentes. Une seule chose m’est apparue, les « marchés » dont j’ai entendu parler ne renvoient en aucun cas à celui que les économistes orthodoxes déclinent, qui, pour autant, n’est pas forcément pertinent. Ainsi, lorsque M. Hernandez évoque un « marché du travail » au Danemark, où le diplômé arrive avec son diplôme et « le prix n’est pas discutable » : ce genre de marché, n’est pas un marché, comme on peut l’entendre ; et, en tout état de cause, ce n’est pas le marché des économistes orthodoxes.
Quand opère cette logique de marché ? Pourquoi en parlons-nous ? Que veut-on nous faire croire ? Vous-mêmes, professionnels de la coopération urbaine, quand ressentez-vous les « moments » de la concurrence ? Avant l’appel d’offre, sans doute, êtes-vous en train de travailler en pressentant la rivalité et la nécessité de voir votre réponse retenue. Mais, une fois l’appel d’offre passé, n’entrez-vous pas dans des logiques de coopération, de concertation, de réflexion ; oserais je dire, de compagnonnage.
Donc il y a déjà un très grand problème, c’est le problème de la concurrence. Nous avons une façon d’exprimer l’efficacité en prenant pour étalon un marché imaginaire, en tous cas sous cette forme là. Et d’imaginer un monde de la concurrence permanente, de la course éternelle dans laquelle on ne s’essouffle jamais.
Monsieur Stiglitz, qui n’est pourtant pas le plus réactionnaire des économistes, nage dans ce travers, dit du consensus contemporain des économistes, lorsque, par exemple, il écrit en 1998 un article avec Lyn Squire (Squire, Lyn et Joseph E. Stiglitz 1998) . Ce papier pose que le développement s’obtient par la croissance ; et, que la croissance est donnée par trois clés :
Premièrement, la « transparence » du régime politique : Transparency governance. « Gouvernance », en français, cela veut dire les baillages de Flandres et d’Artois sous l’Ancien régime. Il est incontestable que les théories anglo-saxonnes de l’économie se soient donné comme objectif de rétablir l’Ancien régime ;
Deuxièmement, la « compétition » est le seul mode, darwinien, de sélection des acteurs économiques : Market Competition ;
Et troisièmement, le seul bon périmètre pour un Etat, c’est celui d’un Etat qui ne se déploie que dans des secteurs où le marché n’est pas efficace : market inefficiency (quelqu’un posera-t-il un jour la question de savoir comment l’Etat serait efficace là où le « marché » ne l’est pas ?).
Pardonnez-moi, mais, ce n’est pas une analyse que cela ; une théorie qui ne dit que competition, market, efficiency.
Un bon gouvernement c’est un gouvernement qui, finalement, gouverne market like. Mais, la gouvernance c’est l’abandon de la politique, définie comme protocole de concertation collective. Soyons sérieux, qui est susceptible de mener une politique dans le cadre de la « gouvernance transparente », c’est-à-dire qui peut accepter la market efficiency comme critère de la politique ?
Le troisième point est le plus dangereux parce qu’il est produit par un économiste respectable, Paul Samuelson. Selon ce précepte, datant de la fin des années 40, l’Etat n’a le droit d’accomplir que ce que la market efficiency ne peut pas accomplir. En d’autres termes, la décision sur nos institutions ne nous appartient pas ; nous n’avons pas à choisir ce que la collectivité se donne à accomplir. Cette contre-révolution platonicienne, qui bouscule les bases mêmes de la démocratie, comme l’a expliqué magistralement Jacques Sapir (Sapir, Jacques 2002) , exige une remise en cause sérieuse.
On le voit, dans les trois cas de figure:
  1. comment faire de l’échange marchand?
  2. comment faire de la politique?
  3. comment faire des biens publics (baptisés collectifs) ?
La réponse n’est donnée que par un étalon, une bizarrerie abstraite, une fabulation : la market efficiency. Et tous les économistes savent qu’elle n’a pas de fondements ; même théorique. Tous les économistes un peu sérieux savent que ces notions on capoté avec la démonstration de l’indétermination du théorème Arrow-Debreu, en 1972 (Sonnenschein, Hugo F. et Andreu Mas-Colell 1972) .
Soyons simple : la représentation du marché que nous invoquons maladroitement, c’est de la foutaise : le marché ce n’est pas cela, l’organisation sociale ce n’est pas cela, l’industrie, ce n’est pas cela.
Cette idéologie du « marché », ce market stalinism, nous interdit de nous représenter et d’exprimer de façon pertinente les problèmes qui peuvent se présenter à nous ; au titre desquels ceux de l’urbanisation effrénée de populations sans épargne. Oui il y a une différence considérable entre les faits urbains du Nord au Sud ; elle ne peut échapper qu’à un économiste orthodoxe !
Vous me direz que, à la Banque Mondiale, tous les économistes l’expriment ainsi : c’est de cela qu’on parle ; il y a tellement d’anglo-saxons. Notez que les Français diraient la même chose, quand ils ont envie, comme l’évoquait Monsieur Durand-Lasserve ce matin, de faire la carrière universitaire. Au fonds, la carrière universitaire, c’est ânonner. Nous sommes des répétiteurs, donc nous répétons ce que dit le consensus : on répète ce qui se dit. La routine contre l’innovation (bis).
Le diplôme que nous avons voulu ne peut envisager des enseignements qui prendraient cette forme. Au regard des enjeux qui sont en gestation, nous avons voulu, dans ce master, faire prendre aux étudiants du recul par rapport à une certaine terminologie décalée, stérile et sans vertu, qui in fine empêche de saisir les problèmes récurrents du sous-développement et de l’urbanisation. En d’autres termes, nous avons choisi l’innovation contre la routine (bis).
Je terminerai par quelque chose qui est chère à Monsieur Arnaud, je crois.
Il y a eu des économistes de l’école française, comme par exemple François Perroux, qui nous ont expliqué il y a longtemps, en 1961 (Perroux, François 1961b) , que finalement la croissance est, par définition, déséquilibre ; alors que, la maîtrise du développement, c’est tenter au mieux de compenser, de contrecarrer ces déséquilibres.
François Perroux ajoutait qu’une économie sous-développée est par définition une économie inarticulée (Perroux, François 1961a) . Et, selon lui, se développer c’est produire « par voie d’erreurs et de tâtonnements » les institutions concrètes, qui permettront de répondre aux problèmes.
Les enjeux de l’urbanisation au Sud portent, et vous le savez mieux que moi, sur la recherche des formes institutionnelles ad hoc, y compris contractuelles. Il faut persévérer dans les tâtonnements ; pour cela il faut renouveler l’expertise française et revenir à tous prix à « l’élaboration patiente d’une thèse commune » (Arnaud, Michel 2003), en matière de recherche urbaine française.
J’en resterais là, en vous priant de m’excuser d’avoir été trop long, sans pour autant avoir présenté tout à fait notre diplôme ; et, en étant bien conscient d’avoir été partiellement hors sujet.
Je vous remercie de votre attention.

Antier, Gilles ed. 2001. Gérer les villes en développement. Paris: Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région d’Île de France.
Arnaud, Michel. 2003. « Un si long chemin. » Villes en développement: 3-4.
Bairoch, Paul. 1977. Taille des villes, conditions de vie et développement économique. Paris: Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.
Bairoch, Paul. 1985. De Jéricho à Mexico : Villes et économie dans l’histoire. Paris: Gallimard.
Cavallier, Georges. 2001. « Les villes, acteurs de la mondialisation, » in Ramsès 2002 : les grandes tendances du monde. Thierry de Montbrial et Pierre Jacquet eds. Paris: Dunod, pp. 107-23.
Goldblum, Charles and Annick Osmont. 2003. Villes et citadins dans la mondialisation. Paris: Editions Karthala.
Humbert, Marc. 1990. « Le concept de système industriel mondial, » in Investissement International et Dynamique de l’Economie Mondiale. Marc Humbert ed. Paris: Economica, pp. 35-60.
Krueger, Anne O. 2003. « Market Discipline and Public Policy : The Role of IMF. » Conference on Market Discipline: 9. FMI: Chicago.
Lacoste, Yves. 1965. Géographie du sous-développement : géopolitique d’une crise. Paris: Presses Universitaires de France.
Mumford, Lewis. 1961. La Cité à travers l’histoire. Paris: Editions du Seuil.
Perroux, François. 1961a. L’économie du XXe siècle. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.
Perroux, François. 1961b. « Qu’est-ce que le développement ? » Etudes, pp. 16-33.
Sapir, Jacques. 2002. Les économistes contre la démocratie : Pouvoir, mondialisation et démocratie. Paris: Albin Michel.
Sonnenschein, Hugo F. et Andreu Mas-Colell. 1972. « General Possibility Theorem for Group Decisions. » Review of Economic Studies, XXXIX:2, pp. 185-92.
Squire, Lyn et Joseph E. Stiglitz. 1998. « International Development : Is It Possible ? » Foreign Policy:printemps, pp. 138-50.
Veltz, Pierre. 1996. Monsialisation, villes et territoires : l’économie d’archipel. Paris: Presses universitaires de France.