2003 Métiers et carrières de la coopération urbaine – Aperçu des milieux professionnels du Sud

Document préparé par Caroline Martin, sous la direction de Antoine Olavarrieta, Françoise Reynaud et François Vergès, AdP c/o ISTED – Villes en développement.


Aperçu des milieux professionnels du Sud

Taoufik Souami, enseignant à l’Institut Français d’Urbanisme.

Avant tout, je voudrais rectifier ce qu’il y a dans le programme. Je ne suis pas « professeur » à l’Institut Français d’Urbanisme, mais en fait j’enseigne à l’IFU et je ne me permettrais pas d’usurper un titre de noblesse déposé au Conseil d’Etat.

Les milieux professionnels locaux

Je vais essayer de vous présenter très rapidement un survol des milieux professionnels locaux. Deux précisions. D’abord il s’agit des milieux professionnels locaux dans le Sud de la Méditerranée. Travail que nous sommes en train de réaliser avec un groupe d’une dizaine de chercheurs et de professionnels dans le cadre du Programme de Recherche Urbaine et de Développement (PRUD). Les généralisations à partir de ce cas sont peut-être possibles mais je les laisse aux échos que ça fait à votre expérience sur d’autres zones, en particulier en Amérique Latine et en Asie. Et puis deuxième précision, pour faire ce travail, parce que le champ de l’urbanisme et de l’aménagement est large et de plus en plus large, nous avons choisi de travailler sur un certain nombre de professions classiques de ce domaine et à partir de là, élargir un petit peu notre analyse.
J’espère que ce survol impressionniste va finir par faire sens à vos oreilles à la fin de la présentation très rapide.
Alors très rapidement, je vais essayer de vous présenter ces milieux professionnels à travers 1-les formations nationales et locales, 2-les organisations institutionnelles et formelles dans lesquelles se sont structurées ces professionnels locaux, 3- les lieux d’exercice et puis 4- les pratiques. Si j’ai quelques minutes à la fin, j’oserai quelques éclairages, c’est-à-dire ce que je pourrais en tirer en direction de la pratique, dans le champ de la coopération et peut-être (parce que cela m’a été suggéré très fortement) quelques éléments d’éclairage sur l’enseignement.
Est-ce que les milieux professionnels locaux existent ? Juste quelques éléments statistiques que je vais vous donner, car je pense que ce sont des repères que l’on n’a pas. Et puis j’espère vous impressionner un peu en vous disant par exemple que dans un pays comme le Liban où il y a 5 millions d’habitants, il y a plus de 30 000 ingénieurs-architectes qui exercent. Je vous laisse faire le calcul du ratio. Et dans un pays de 60 millions d’habitants comme l’Egypte, il y a plus de 200 000 ingénieurs-architectes. Donc non seulement ils existent, mais ils existent en nombre important, ce qui ne préjuge pas de la qualité de leur travail et de leurs prestations, mais en tout cas, ils sont nombreux. Ce qui me permet de faire une petite incidente en réaction à une remarque qui a été faite ce matin. Probablement que l’une des idées qui peut être creusée, pour les jeunes experts professionnels français, est d’aller se faire embaucher dans un certain nombre de pays du Sud directement. Sauf que quand on voit au moins un certain nombre d’éléments statistiques, etc. Quand on voit aussi très concrètement l’expérience directe, la difficulté qu’ont les professionnels locaux à se faire embaucher, je ne suis pas sûr que les jeunes professionnels français, même s’ils revendiquent de très bons diplômes, (je rappellerai aussi qu’il y a des diplômes qui sont pas mal côtés dans un certain nombre de ces pays là) ils risquent d’avoir quelques difficultés à le faire. Je l’ai concrètement mesuré quand j’ai essayé de trouver des stages pour certains étudiants que j’encadre.
Donc les professionnels locaux existent et en grand nombre.
Quelle est leur formation ? On trouve deux modèles dans ces pays du Sud. Je ne l’ai pas dit, mais j’essaie de vous présenter à travers 5 pays, on travaille sur 8 pays du bassin sud-méditerranéen et j’ai choisi de vous présenter en particulier, le Liban, l’Algérie, l’Egypte, le Maroc et la Turquie.
Dans les systèmes de formation plutôt d’inspiration anglo-saxonne, on a des architectes-ingénieurs. Il n’y a pas de séparation, vous le savez très bien et qui correspondent d’ailleurs à la formulation de Mouhandiss, en langue arabe, qui regroupe les deux. Donc on a des formations qui sont assez classiques, avec une particularité en Egypte, c’est la formation de Génie Municipal (comme le montre le chercheur du groupe qui y travaille) qui est de tradition britannique.

Les différents types de formations

Très rapidement, vous voyez qu’il y a deux types de formations. Il y a des formations générales, classiques, d’ingénieurs, d’architectes, qui existent depuis le début du siècle dans des pays comme le Liban, l’Egypte et la Turquie. Et qui ont assez rapidement intégré des enseignements sur des questions d’urbanisme et d’aménagement. Ensuite, apparaissent d’une manière un peu plus tardive, des formations dans ces pays là, spécialisées dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement. D’une manière relativement tardive puisque pour l’Egypte et la Turquie, elles apparaissent dès les années 60. Et comme vous le savez beaucoup mieux que moi, les formations spécialisées et les instituts d’urbanisme en France sont apparus un petit peu à la même période. Les formations qui s’inspirent du modèle français, vous l’aurez deviné, sont plutôt du côté du Maghreb, de l’Algérie et du Maroc. On retrouve le Liban. On a les deux modèles au Liban, et on voit bien qu’il y a un décalage un petit peu temporel puisque au Maghreb les formations générales qu’on va retrouver dans le champ de l’aménagement apparaissent plutôt dans les années 70/80 et puis les formations spécialisées plutôt à partir des années 80 et partir des années 90. Je suis passé sur un détail important, mais les formations spécialisées en Egypte et en Turquie font l’objet de la constitution d’instituts d’urbanisme et d’aménagement de régional (planning et de town planning), en nombre important puisqu’en Turquie, il y en a une dizaine. Et puis il y a un nombre important d’étudiants qui sont formés dans ces instituts.

Les organisations institutionnelles et professionnelles

L’organisation institutionnelle très rapidement. Je ne suis pas sûr que ça intéresse tous les professionnels ici présents. Mais je voulais tout de même signaler l’existence de ces organisations qui font qu’il y a structuration sociale. C’est à dire qu’on a affaire non seulement à un ensemble de professionnels qui sont formés en nombre important et qui sortent de ces instituts depuis déjà une trentaine d’années en tant que spécialistes mais en plus, dans un certain nombre de cas, ils sont organisés à travers des associations. Juste une particularité, dans le cas moyen-oriental, turque, égyptien, libanais (mais on retrouve en Jordanie, en Syrie, etc.), il s’agit d’ordre mutuel, associations et en même temps syndicats. C’est–à-dire que si vous n’êtes pas obligé de vous inscrire dans cet organisme pour exercer, vous y êtes obligé pour votre assurance sociale, pour votre retraite, pour votre coopérative, donc vous allez probablement habiter à côté d’un autre architecte, d’un autre ingénieur, etc. Donc cela construit des liens sociaux extrêmement forts et qui ont des incidences ensuite sur la constitution de réseaux de travail, d’identification de travail, de répartition éventuellement de marchés. Deuxième remarque importante, il me semble que ces organisations institutionnelles et professionnelles sont une source non négligeable d’identification de professionnels. Peut-être que je n’aurais pas le temps de le dire tout à l’heure, mais une des difficultés que l’on a, je me mets un peu dans le paquet aussi, c’est de sortir des réseaux et des séries de personnes avec lesquelles nous avons l’habitude de travailler quand on travaille sur ces pays là en particulier. Difficile de trouver (parce que les projets se montent rapidement) quelqu’un qui est spécialiste de tel ou tel domaine, qui ait des connaissances suffisantes et puis de construire une confiance suffisamment vite. Et puis je pense qu’une manière de pré-identifier des gens c’est de regarder de ce côté.

Les lieux d’exercice

Quatrième point, ce sont les lieux d’exercice. Les professionnels de l’urbanisme et de l’aménagement sont, pour ces cinq pays, pour un nombre non négligeable dans des organismes publics. Ce qui est intéressant de constater en dehors des différences, des exceptions comme le Liban dont l’Etat est relativement en retrait, malgré un pourcentage non négligeable de fonctionnaires de l’urbanisme et de l’aménagement, c’est une croissance en réalité du nombre de professionnels, en fait un transfert de ces professionnels vers l’exercice privé, ou l’exercice para-privé. Et puis l’émergence de structures qui sont constituées par les collectivités locales qui sont encore fragiles, c’est à dire qu’on n’a pas affaire à des décentralisations massives. Ce qui est intéressant d’observer, c’est l’exception libanaise, j’y reviendrai pour plus de détails, mais aussi ce que l’on constate c’est une très forte externalisation en dehors des structures publiques des études. C’est à dire grosso modo, que les urbanistes et les aménageurs qui sont dans les structures publiques se retrouvent en train de gérer des appels d’offres ou à instruire des dossiers de financement, etc. C’est à dire qu’ils ne réalisent plus eux-mêmes des études, en tout cas, de moins en moins.
Cela a favorise le double mouvement qu’on peut constater dans les huit pays que nous étudions. D’abord une concentration accrue dans de grosses structures. C’est à dire qu’on a de moins en moins de petites structures, on a particulièrement des bureaux d’ingénierie qui recrutent et qui investissent dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement. Souvent ce sont des bureaux qui au départ faisaient plutôt de l’infrastructure, de l’hydraulique, de l’aménagement routier, etc. Et qui vont développer des départements entiers dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement et qui vont recruter. Et donc ils vont se diversifier en même temps et ceci est lié à un mouvement d’accrochage dans les marchés internationaux. Voici donc les remarques qui me semblent les plus importantes à ce sujet là.
L’exemple peut-être le plus frappant, et je vous ai dit, je vais essayer de vous impressionner, c’est celui du Liban. Puisqu’on voit bien, non seulement on a des organismes importants, mais dans le cas libanais, vous imaginez que 30 000 ingénieurs architectes ne travaillent pas tous au Liban, et on a en fait, depuis la fin des années 50, la constitution de très grands bureaux d’études, de très grands bureaux d’ingénierie qui font de l’export. Le cas libanais est quasi caricatural, extrêmement fort : le cas de Dar el Handassa qui est un très grand bureau d’étude, de 1800 personnes avec depuis les années 90, on a plus de 1000 experts dans différents domaines, avec tout un département dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement qui intervient dans presque 70 pays, en Afrique, en Amérique Latine, évidemment beaucoup dans le Golfe, qui constitue leur capital de référence et financier, mais intervenant aujourd’hui, dans des projets aux Etats-Unis, et également en Grande-Bretagne. Donc on retrouve Dar el Handassa dans un certain nombre de projets, mais on voit bien qu’il y une croissance de grands bureaux d’étude. Et puis autour de ces grands bureaux d’étude, gravitent de toutes petites structures ce qui correspond davantage au schéma que l’on retrouverait à la fois en Algérie et au Maroc. Des structures de deux ou trois personnes qui font de l’urbanisme et de l’aménagement, d’une manière régulière ou parfois de manière beaucoup plus ponctuelle.
Je n’ai pas ici des éléments d’analyse des marchés, mais c’est aussi très fortement lié à la nature de la commande publique, notamment dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement.

Les pratiques de ce milieu professionnel

Deux mots rapidement sur les pratiques. C’est très variable, je vous donne encore une fois des ordres de grandeur. Vous imaginez que des bureaux d’étude de 1800 personnes touchent à des domaines d’intervention très variés. Il y a des domaines d’intervention qui dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement sont assez classiques : de la planification, de la production de documents d’urbanisme. C’est un domaine qui constitue encore un noyau dur pour un certain nombre de grands bureaux d’études d’ingénierie qu’ils soient publics ou privés. Evidemment qui sont sur la planification, la réalisation des techniques d’infrastructures, etc. Et puis, intervient une première diversification sur les études socio-économiques à partir des années 70. Et, depuis au moins le début des années 90, on voit bien que ces bureaux d’études développent une activité, une expertise, des offres dans le champ du management de projet et même dans le champ de l’ingénierie sociale puisqu’ils recrutent de manière régulière, des personnes qui sont professionnels des différentes formes de l’accompagnement. Donc une panoplie relativement large, évidemment ça ne concerne pas tous les pays, ça ne concerne pas toutes les structures d’étude, mais un champ de compétences et d’intervention qui est large.

Réflexions sur les enseignements

Peut-être très rapidement, oserai-je quelques réflexions sur les enseignements, même si ce travail n’est pas terminé. Quand on constate qu’il existe de nombreux professionnels formés localement, qu’est ce qu’on peut en tirer comme conclusions ?
J’en tirerai quelques premiers éclairages. D’abord sur les questions de coopération et de formation, il me semble qu’il est clair que l’on ne peut pas continuer un certain nombre de programmes de formations qui visent la mise à niveau généralisée, et j’ai eu l’occasion d’évaluer des programmes sur des travaux de recherche, des programmes de formations notamment en Algérie : pas de diagnostic préalable, et puis il y a un certain nombre de non-dits autour de ces coopérations, et l’on ignore sciemment les acquis d’un certain nombre de professionnels.
Peut-être quelque chose qui va sembler évident, mais sur lequel je vais insister. Il me semble qu’étant donnée l’existence de ces professionnels, alors avec des compétences, de niveaux très différents, on ne peut pas tout à fait continuer. Je suppose qu’il est acquis qu’on ne fait plus de la coopération de substitution, mais beaucoup continuent à faire de la coopération de sous-traitance. C’est à dire que les experts français, européens ou américains, décrochent les marchés et ensuite vont chercher les professionnels locaux, découpent le travail et leur donnent un certain nombre de tâches et de missions à réaliser. Evidemment les rapports théoriques sont d’égal à égal, alors que dans la pratique réelle nous avons un rapport de sous-traitant.

L’intérêt des partenariats

Je crois que les professionnels français et européens ont tout intérêt à construire des partenariats. Parce qu’il y a un vrai gain y compris d’un point de vue économique dans la construction de ces partenariats. Je prendrais là l’exemple très rapidement d’un bureau d’étude jordanien qui a construit un partenariat régulier avec deux grands bureaux d’ingénierie britanniques, partenariat qui a amené à ce que d’une part ce bureau d’étude s’étoffe et, d’autre part, qu’il devienne un soutien à ces bureaux d’ingénierie britanniques à la fois dans leur activité au Moyen-Orient, mais aussi en Occident, parce que ces Jordaniens étaient un tout petit peu moins chers que les Britanniques, pour réaliser un certain nombre de travaux. Donc il y a des systèmes de circulation pendant une ou deux années, du fait des échanges de connaissances.

Limites des compétences locales

Ensuite, très rapidement, en dehors du champ de la production de documents d’urbanisme qui est relativement maîtrisé localement, quels sont les champs de compétences, les besoins, les demandes sur lesquelles les compétences locales ne peuvent pas répondre. Evidemment, il y a l’environnement. Je n’insisterai pas. Et puis peut-être deux items qui me semblent relativement négligés, c’est d’abord le traitement des centres existants parce que beaucoup de ces professionnels locaux ont été formés à la fois pédagogiquement mais dans une doctrine de la production de l’extension urbaine. Et on sait très peu localement intervenir sur des centres-villes existants. Je ne parle pas de centre-ville historique et de patrimoine, car je crois que le nombre d’experts à la fois tunisiens et égyptiens montre bien qu’ils sont suffisamment présents. Mais sur la problématique à la fois d’un point de vue d’aménagement spatial mais aussi économique et social : intervenir sur un centre-ville notamment d’une capitale de 2 à 4 millions d’habitants, c’est tout à fait particulier et là par contre, il y a une vraie difficulté. Un autre sujet apparaît, c’est la question du traitement et de la réhabilitation et de la gestion des parcs sociaux récents. Je parle en particulier de pays comme l’Algérie et l’Egypte. On les a produits, on a formé des gens pour les produire, pour les construire, éventuellement pour les aménager tant bien que mal. Aujourd’hui il y a peu de compétences en matière à la fois de gestion de ce parc qui n’est pas en très bon état et également en matière de réhabilitation.

L’enseignement : spécialiste ou généraliste ?

Je finirai par deux mots sur l’enseignement. Je n’oserai pas, parce que beaucoup d’enseignants sont là, mais peut-être deux ou trois éléments d’opinion sur les questions qui étaient posées dans ce document d’annonce de la journée. D’abord il me semble effectivement que dans tous les cas, on constate très concrètement, on cherche rarement des généralistes, c’est à dire des gens dont on ne voit pas ce qu’ils savent faire. Je n’insisterai pas sur ce point, on a eu d’autres occasions de le dire. Mais probablement, ce qui serait recherché quand on est jeune expert français, c’est un assembleur. Et c’est ce que je constate quand on ne peut pas afficher un CV très long : c’est cette capacité à mettre en ensemble un certain nombre à la fois d’institutionnels mais aussi de professionnels localement qui peut être apprécié.
La question de la spécialisation : est-ce qu’on peut maintenir réellement des experts uniquement des pays en voie de développement. Il me semble qu’au-delà de la constitution d’une expérience en France, il est nécessaire de constituer des expériences plutôt à l’échelle européenne. Puisqu’on est dans un milieu de coopération internationale, on a affaire sur le terrain à d’autres opérationnels. Et puis surtout, je voulais insister à la fin sur ces deux trois points qui me semblent importants. Quelle que soit la transformation qu’on peut souhaiter de ces enseignements, pour la coopération destinée à former des experts en coopération internationale, il faut prendre en compte d’abord qu’il y a des logiques d’université et d’universitaires qui pèsent énormément sur tout changement qui peut s’opérer dans les enseignements. Et puis je crois qu’il y a aussi, au sein des formations, beaucoup de redondance et aussi des formes de concurrence entre plusieurs DESS et au final, une faible lisibilité et une faible identité de ces formations. C’est peut-être moins grave en France quand on est en France. Sauf qu’à l’échelle internationale c’est beaucoup plus compliqué. Au Moyen-Orient si vous dites que vous avez été formé à l’American University of Beyrouth ou à l’American University of Cairo, on identifie clairement votre formation, on vous classe. Je ne suis pas sûr qu’on vous identifie si vous dites que vous avez fait l’IUP, l’IFU ou une autre formation.