2003 Métiers et carrières de la coopération urbaine – Les milieux de la recherche française sur les villes du Sud : évolutions et perspectives

Document préparé par Caroline Martin, sous la direction de Antoine Olavarrieta, Françoise Reynaud et François Vergès, AdP c/o ISTED – Villes en développement.


Les milieux de la recherche française sur les villes du Sud : évolutions et perspectives.

Alain Durand-Lasserve, chercheur au CNRS, Centre National de la Recherche Scientifique.

L’intitulé de mon intervention est « les milieux de la recherche française sur les villes du Sud, les évolutions actuelles et perspectives ». C’est un sujet qui est très ambitieux, très sensible et peut-être un peu marginal dans ce milieu, mais qui a été complété par des entretiens que j¹ai eu récemment avec un certain nombre de collègues de l¹Université, du CNRS, de l’IRD.
J’aborderai cette question sous trois angles en essayant de dégager les tendances actuelles de l’évolution :
  1. Le dispositif de recherche : quelles sont les institutions concernées ?
  2. Les stratégies de recherche et les orientations thématiques.
  3. Les rapports entre recherche et opérationnel.

1. Le dispositif de recherche : quelles sont les institutions concernées ?

Dispersion du dispositif de recherche :

Depuis une dizaine d’années (fin de la « Commission Rochefort »), on note l’affaiblissement du dispositif de recherche sur les villes du Sud.
Les institutions concernées :
Les Universités (UFR, laboratoires universitaires associés ou non au CNRS). La recherche urbaine sur les villes du Sud y est rarement affichée. Cela vaut pour les Instituts d’Urbanisme (Institut d’Urbanisme de Paris ne travaille plus sur les villes du Sud, à l’Institut Français d’Urbanisme, l’option « Villes en Développement » ne constitue que l’une des 5 options du DESS « Urbanisme et Aménagement »). IEDES-Paris I (DESS Aménagement Local et Dynamiques Territoriales dans les PED). Une exception notable et encourageante : l’Institut d’Etudes Politiques de Rennes : DESS « Ingénierie des services urbains en réseaux dans les PED », (DESS ISUR) créé en 2002.
IRD (ex-ORSTOM) : Suite à la réforme de 2000-2001, principalement 3 UR sont concernées par la recherche urbaine (UR 13 : Mobilité et recomposition urbaine ; UR 23 : Développement localisé urbain : dynamiques et régulation ; UR 29 : Environnement Urbain. Cette institution semble aujourd’hui frappée d’immobilisme et l’essentiel de son énergie est consacrée à sa propre reproduction. Sa contribution à la réflexion sur la ville est dérisoire comparée aux moyens dont elle dispose. Elle semble totalement incapable d’ouverture, y compris auprès des équipes françaises.
CNRS : Sections 39 (Espaces, Territoires et Sociétés) ; 36 (Sociologie-Normes et Règles) ; 40 (Politiques-Pouvoir-Organisation). Peu de labos propres ou associés au CNRS travaillent sur les villes des PED. Appel d’offre récent (printemps 2003) sur le thème « Ville et Développement Durable » déjà mille fois abordé dans d’autres instances. Un autre appel d’offre dans la même veine sur les rapports entre régionalisation et mondialisation. Un manque d’imagination qui confine à la stérilité et souligne l’isolement de la recherche française sur les villes en développement dans le dispositif mondial.
Institutions dépendant du MAE, (Direction Générale de la Coopération Internationale et du Développement, DGCID) : Instituts Français à l’étranger : Maroc, Égypte, Liban, Syrie, Institut Français d’Architecture, Institut Français d’Amérique Latine, IFAS, IFEA, IFRA, etc.). Toutes, ou presque, ont un volet « recherche urbaine ».
Effectifs et statuts des chercheurs travaillant sur les villes en développement
Aucune institution ne sait avec précision combien de chercheurs travaillent principalement ou exclusivement sur les villes du Sud : 1. Le thème villes du Sud/villes en développement est rarement (de plus en plus rarement) affiché en tant que tel. 2. Beaucoup de chercheurs travaillent à la fois sur les villes du Nord – ou les villes des pays en transition – et les villes du Sud. 3. Beaucoup de thèmes de recherche ne font pas explicitement référence à la ville même si les recherches portent pour l’essentiel sur les villes où vivent, selon les régions, entre 45% et 80% de la population (ex. : Le GIS DIAL « Développement, Insertion Internationales » qui travaille avec l’AFD sur la question de la pauvreté et du développement durable, et le réseau IMPACT qu’il anime sur « Inégalité, Micro/Macro, Pauvreté, Acteurs »).
On peut estimer les effectifs chercheurs à une trentaine de personnes à l’IRD (chercheurs IRD et associés), à une trentaine dans les différentes sections concernées du Département des Sciences de l’Homme et des Sociétés, SHS, du CNRS. Très difficile de faire une estimation du côté des universités (sans doute quelques dizaines). Les effectifs sont donc non négligeables, malgré la dispersion du dispositif et les difficultés à atteindre une masse critique. On constate la stratégie individualiste des chercheurs et enseignants-chercheurs et pour autant un rôle croissant des réseaux thématiques, formels (Groupement d’Intérêt Scientifique, GIS, Groupement de Recherche, GDR) ou informels (N-AERUS).
Les disciplines concernées
L’économie (économie du développement : IEDES, etc.), le droit et sciences politiques, la sociologie, la géographie (UFR de géographie et Section 39 du CNRS), l’urbanisme-aménagement (les Instituts d’Urbanisme).
Les tutelles et les Ministères concernés
La dispersion observée au niveau des institutions et formations de recherche se retrouve au niveau des tutelles, celle-ci expliquant celle-là.
Dispersion, coupure institutionnelle et manque de coordination entre les tutelles et les ministères concernés : La Direction Générale de la Coopération Internationale et du Développement (DGCID), au MAE. Elle a la tutelle des instituts français à l’étranger. Le Ministère de la Recherche. Le Ministère en charge de l’enseignement supérieur / Ministère en charge de la recherche. La Mission Scientifique Universitaire (rôle très marginal en matière de recherche sur les villes du Sud). Le Ministère de l’Équipement (DAEI, Plan Urbanisme Construction Architecture, PUCA). L’AFD.
Peu ou pas de ressources mobilisables sur la recherche urbaine. Liens assez lâches avec le milieu de la recherche, parfois considéré comme éloigné des réalités de terrains. Ces diverses institutions ont des stratégies, des logiques de fonctionnement et des perspectives différentes, parfois peu compatibles les unes avec les autres. Problèmes de coordination entre ces institutions aggravés par la fréquence des réformes internes à chacune d’entre elles, et par la mobilité des personnes et des responsables.
Les associations entre institutions et formations de recherche
Pour pallier la dispersion du dispositif de recherche et le manque d’effectifs et de moyens, quelques regroupements ont été effectués :
1. Ecole Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC) + Université de Marne la Vallée/ Paris 12 + CNRS = Laboratoire Technique Territoires Société, (LATTS) (UMR), 2. AFD, associé au GIS « Développement et Insertion Internationale » (travaille sur la pauvreté et le développement durable), 3. UMR entre l’IRD et l’université d’Aix-Marseille, Laboratoire Population, Environnement, Développement (il faut souligner que la création d’une UMR est une procédure très lourde et dissuasive), 4. Institut Fédératif de Recherche (IFR) envisagé par l’IRD, de même que conventions de recherche et conventions d’accueil (IRD-EHESS), 5. Rapprochements entre Écoles doctorales de l’université et Instituts français à l’étranger, 6. Réseaux thématiques nationaux (équipes françaises) et, de plus en plus, internationaux (équipes européennes et pays du Sud).
Ces réseaux on une existence formelle ou informelle. En conclusion ce dispositif est éclaté et sinistré. Il est impossible de dire s’il est en cours de restructuration ou à l’agonie. Si une restructuration est en cours, on en voit mal les contours et les objectifs.

2. Stratégie de recherche et orientation thématique

Y a-t-il en France une stratégie de recherche sur les villes du Sud, et qui définit cette stratégie ?

Recherche urbaine : y a-t-il une spécificité des villes du Sud ?
C’est un vieux débat, jamais tranché clairement, mais la pratique des institutions de recherche et l’affichage des thèmes suggère que cette coupure s’estompe. Impact de cette évolution sur la formation.
Il n’y a pas de stratégie de recherche identifiable au niveau des tutelles (MAE, Ministère de la Recherche, Ministère de l’Education Nationale, Ministère de l’Équipement)
Succession de réformes institutionnelles au niveau des tutelles et des institutions de recherche (IRD).
Le PRUD constitue une encourageante tentative pour que les tutelles définissent une stratégie. Mais il s’agit plus d’un appel à proposition que d’un appel d’offre ciblé sur des thèmes considérés comme prioritaires par les tutelles.
Rôle des chercheurs dans la définition des stratégies de recherche : rôle important à l’IRD et au CNRS (Commissions scientifiques). Avantages : échappe à la dépendance du politique et évite « pilotage par l’amont », sur des objectifs qui seraient décidés sans consultation du milieu de la recherche.
Mais cela pose un sérieux problème : le milieu de la recherche est-il le mieux placé pour évaluer la demande sociale ?

L’absence de stratégie nationale en matière de recherche sur les villes du Sud a un impact sur les orientations thématiques :

Comment un thème devient-il émergent ?
Particulièrement par l’influence des institutions internationales, en particulier de la Banque Mondiale et des organisations du système des Nations Unies. Emergence de nouveaux thèmes dans le monde anglo-saxon dès la première moitié des années 1990 et aujourd’hui, convergence des thématiques au niveau international autour de thèmes privilégiés par la recherche anglo-saxonne. Dans ce contexte, on note une relative « indépendance » de la recherche universitaire française, mais, en contrepartie, un certain isolement dans le débat international sur la ville, accentué par des problèmes de langue, et la perte de vitesse de la recherche française sur la ville, en particulier en Amérique Latine. Voici en encadré une liste des thèmes émergents dans la fin des années 1990-début des années 2000.
Quelques traits communs aux nouvelles thématiques :
  • Approches pluridisciplinaires et associations disciplinaires
  • Intérêt nouveau pour les approches associant sciences de l’homme et de la société, technologies et sciences de l’ingénieur (Ex. : l’Action concertée incitative Ville du MENRT 1999).
  • La plupart de ces thèmes posent implicitement que la concertation et l’amélioration des modes actuels de gestion et de gouvernement des villes sont susceptibles de concilier les intérêts divergents des divers groupes sociaux urbains. En toile de fond : la recherche du meilleur équilibre entre justice sociale / équité et efficacité technique et économique
  • En particulier, sont portés disparus (perdus corps et biens) tous les thèmes qui font référence à une analyse des rapports sociaux en termes de rapport de classe, ou, plus généralement, toute approche d’inspiration marxiste ou qui requièrent le recours à des concepts ou à une terminologie empruntée à la sociologie et à l’économie marxiste.
  • Caractère soudain et radical de ce revirement, commencé au tout début des années 1990, c’est-à-dire juste après le « commencement de la fin de l’histoire ».
  • Ce revirement est en particulier sensible, en France, chez beaucoup de nos inusables collègues, reconvertis à la hâte entre 1990 et 1993, après un bain régénérateur de littérature nord américaine, à une pensée urbaine plus décente (au prix de quelques contorsions sémantiques, bien sûr). La conférence CILOG, qui s’est tenue àParis en 1990 a été une étonnante illustration de cette débandade
Toutefois, re-émergence timide de quelques thèmes :
Légalité, illégalité, légitimité. Les droits des personnes (droit au logement, etc.). Les systèmes de décision en ville (différent de l’approche en termes de gouvernance, etc.) en particulier depuis que les institutions issues de Bretton Woods ont donné leur aval à un élargissement de la réflexion.
Les facteurs d’émergence des nouveaux thèmes : Un besoin, ou une demande, ou une menace : Il faut trouver une réponse.
  • Environnement : niveau macro et micro ; rôle important joué par les classes moyennes urbaines dans la perception d’une menace sur l’environnement urbain, depuis qu’elles ont conscience que leurs quartiers aussi sont menacés par l’explosion de « l’informalité » ; nouvelle politique ségrégationniste et de « containment » des quartiers pauvres au nom de la protection de l’environnement.
  • Pauvreté : voir les analyses et la nouvelle politique de communication du FMI et de la BM sur la question de la pauvreté, sous l’impulsion de Joseph Stiglitz.
  • Gouvernement des villes : tentatives pour placer les responsables de la gestion des villes sous le contrôle des citadins/citoyens : devoir de rendre compte, transparence, lutte contre la corruption ; dégager l’Etat de ses responsabilités ; susciter l’émergence d’entités urbaines concurrentes susceptibles d’offrir aux firmes des avantages que les Etats ne pouvaient lui offrir.
  • Emploi et travail : en dessous d’un certain seuil de pauvreté, chute de la productivité des travailleurs ; accroissement insupportable pour les Etats et les villes du coût des « filets de sécurité » ; risques liés à un trop fort taux de chômage.
  • Insécurité : des personnes et surtout des biens ; menace sur la stabilité politique des villes ; difficultés croissantes, depuis une dizaine d’année, à mettre en œuvre des réponses uniquement répressives.
  • Intégration des migrants et gestion de la diversité culturelle et milieu urbain.
Deux mouvements contradictoires mais une certaine convergence :
Pas de « pensée unique » mais une forme unique d’articulation entre deux approches.
On observe une certaine convergence des projets politiques (projet néo-libéral lié à la globalisation) mais pas au-delà du point où le statu quo social peut être remis en question : 1. Les institutions financières internationales y jouent un rôle déterminant (et dans leurs sillages les agences d’aide et de coopération multilatérale et les dispositifs de coopération bilatérale), en particulier au niveau macro (mais elles ont souvent peu de prise au niveau local). 2. Montée des mouvements de la société civile, avec un impact réel en particulier au niveau local (mais elles ont peu de prises au niveau macro).
Les institutions internationales sont un vecteur très efficace de diffusion de la pensée néo-libérale au niveau macro. Des résistances au niveau micro (rôle du tiers-secteur, de la revendication démocratique). Incapacité de l’Union européenne à définir une stratégie d’appui au développement urbain dans les pays du Sud qui soit différent du catéchisme de la Banque mondiale (tâche impossible confiée conjointement à une institution de recherche britannique et néerlandaise). Après 4 ans de bavardage, on attend toujours les conclusions.
La langue et le langage accroissent encore cette influence (poids de l’anglais, poids des termes et concepts hérités de la gestion des entreprises).
Tendance générale à la dépolitisation du discours sur la ville.
Aires géographiques privilégiées et évolutions récentes :
Là encore, une certaine inertie. Longtemps interventions en Afrique subsaharienne francophone. Gros moyens mobilisés (IRD) mais résultats limités. Aujourd’hui : accent mis sur la Zone de Solidarité Prioritaire, ZSP.

3. Comment définir les rapports actuels entre chercheurs et professionnels ?

Voir les débats de la journée ADP de 1999. Synthèse publiée dans le N° 46 de VED de décembre 1999 sur « Villes du Nord, villes du Sud. Quelle formation, quelle recherche ? ». Le papier d’Alain Durand-Lasserve : « Les rapports entre chercheurs et professionnels ».
Pourquoi les relations entre chercheurs et professionnels sont-elles si difficiles ? On peut avancer plusieurs explications.

Des raisons d’ordre institutionnel

Le dispositif français de recherche est caractérisé par l’existence de grands Etablissements Publics à caractère Scientifique et Economique (EPST) employant un nombre important de chercheurs à plein temps, fonctionnaires de l’Etat. Cette situation — exceptionnelle parmi les pays développés — a des avantages certains : stabilité des carrières, indépendance de la recherche, pérennité des programmes, possibilité de mener des recherches théoriques ou fondamentales. Elle présente cependant un certain nombre d’inconvénients : elle tend à encourager les corporatismes et la défense des avantages acquis, à figer certaines disciplines en freinant le renouvellement de leur cadre conceptuel ; elle peut nuire à l’innovation et contribue à décourager les collaborations entre chercheurs et professionnels. Pour les chercheurs français, il n’est en effet pas indispensable de travailler sur contrats dans des projets de recherche en collaboration avec des professionnels. Cette situation est très différente de celle que l’on rencontre, par exemple, en Grande-Bretagne, au Pays Bas, aux Etats Unis ou au Canada. Or la collaboration entre chercheurs et professionnels s’avère de plus en plus nécessaire. C’est une situation assez paradoxale qui ne touche pas seulement la recherche urbaine mais l’ensemble des sciences sociales au CNRS : la dotation propre des laboratoires CNRS ou associés au CNRS travaillant sur les problématiques du développement tend à diminuer ; par contre, la place de la recherche contractuelle — souvent à finalité opérationnelle — augmente régulièrement depuis plus d’une décennie. C’est dans ce cadre que s’établissent le plus souvent les rapports entre chercheurs et professionnels. Or, jusqu’à ces derniers mois, les pratiques individuelles et celles de l’administration ne permettaient pas d’assurer réellement et dans la transparence l’exercice de la consultance et la régulation des rapports entre chercheurs et professionnels, malgré l’existence d’un dispositif réglementaire et législatif ancien, censé en définir le cadre et les conditions.
La recherche contractuelle peut donc, en principe, constituer une incitation au rapprochement entre chercheurs et professionnels. C’est encore loin d’être le cas.
Il y a peu de passerelles entre le monde des professionnels et celui des chercheurs En conséquence, les activités de consultance ou d’expertise ne sont pas prises en compte – lorsqu’elles ne sont pas prises en compte négativement – par les instances d’évaluation de la recherche. Il y a très peu de temps que le Ministère de tutelle des EPST a commencé à apporter des débuts de réponses, à cette question : La loi sur l’innovation et la recherche de juillet 1999 devrait permettre une approche plus pertinente de cette question.
Il y a toutefois quelques effets pervers de ce que les chercheurs ont parfois appelé le « pilotage de la recherche par l’aval ». Je prends un exemple. Il y a depuis une dizaine d’année, une demande croissante en matière de SIG et de SIF. Elle provient d’utilisateurs très divers : sociétés d’ingénierie, urbanistes, sociétés d’équipement, prestataires de services urbains, services fiscaux, responsables et gestionnaires des villes, etc. Compte tenu de leur formation disciplinaire respective, les chercheurs ont certainement un rôle à jouer dans la conception de ces systèmes d’information et leur adaptation à des applications spécifiques. Ils ont également un rôle à jouer en tant que thématicien (interprétation des images, catégorisation et classement des objets, analyse des dynamiques observées etc.). Or, beaucoup de chercheurs travaillant sur les SIG et les SIF — y compris des chercheurs en sciences sociales — consacrent l’essentiel de leur temps de travail à des tâches strictement techniques, sans objet ni problématique de recherche, effectuant ainsi, pour le compte de tiers, un travail sous-rémunéré ne correspondant pas nécessairement à leur qualification et négligeant, par exemple, d’aborder des questions pour lesquelles ils seraient en principe plus compétent, comme, par exemple, l’étude de l’articulation innovations techniques / changement social.

Des raisons d’ordre culturel

Elles sont sans doute les plus difficiles à surmonter.
Il y a tout d’abord les habitudes et les rythmes de travail : professionnels et chercheurs n’ont pas les mêmes. Par exemple, la question des échéances et des délais n’est pas perçue de la même manière par les uns et les autres. Travaillant dans une perspective à long terme, sans obligation de rendu à une date fixe, ceux-ci ont souvent du mal à s’adapter aux contraintes de temps auxquels sont soumis les bureaux d’études.
Il y a ensuite un ensemble de raisons que l’on peut rattacher au statut des intellectuels en France. Il faut bien sûr se garder de généraliser, mais il faut admettre que l’image que les intellectuels français se font d’eux-mêmes ne rend pas toujours facile le dialogue avec les professionnels. Ils ne pêchent pas par excès de modestie. Disons, pour être court, que beaucoup de chercheurs s’empoisonnent l’existence à faire toujours semblant d’être intelligents (bien évidemment ils le sont) avec toutes les difficultés de communication que cela entraîne.
Dans ce contexte, les chercheurs n’ont pas toujours appris à s’adresser à un autre public que celui de leurs étudiants et surtout de leurs collègues, d’où des écrits souvent encombrés de références savantes, voire érudites, mais inutiles, et une propension marquée à confondre théorisation et abstraction.
L’épreuve de la traduction d’un texte de recherche urbaine de français en anglais est révélatrice de ce décalage. Une traduction sinon littérale du moins fidèle est généralement d’un accès difficile pour un lecteur anglophone et passera facilement pour pédante. Sans tomber dans la rhétorique du sujet-verbe-complément d’objet direct, il est certain que la forme de l’exposé rend parfois difficile la communication avec les professionnels. La littérature scientifique en langue anglaise sur la question urbaine est beaucoup moins marquée par les dérives académiques et les digressions savantes dont les auteurs francophones sont coutumiers. C’est difficile d’être simple et c’est long d’être court.
La plupart des recherches ne sont donc pas directement utilisables par des professionnels, tant en raison de leur longueur que de leur forme, même si leur contenu présente un intérêt majeur. Qu’en faire ? Il n’y a pas d’autre solution que d’en rédiger une synthèse. Qui peut s’en charger ? Qui peut, pour reprendre les termes de J-F Tribillon, jouer le rôle de « passeur » ? Les auteurs n’y parviennent généralement pas (peur de dénaturer leur propre pensée, de la « vulgariser », crainte du jugement des pairs, etc.). De jeunes chercheurs ou chargés d’études ? Ils n’ont pas toujours l’expérience requise pour faire la part entre ce qui est essentiel et ce qui est accessoire. Et comment rémunérer un travail dont l’utilité est mal perçue par le milieu de la recherche ? D’autres chercheurs confirmés peuvent-ils rédiger de telles synthèses ? Peu s’y résolvent car c’est une tâche dont l’importance n’est pas reconnue par la communauté scientifique et les instances d’évaluation. Une part importante des travaux des chercheurs et des universitaires français sur les villes en développement est ainsi perdue chaque année, faute de moyens pour assurer le transfert des connaissances vers les utilisateurs potentiels des résultats de recherche.

Pour une poignée de dollars…

La difficile collaboration entre chercheurs et professionnels s’explique également par d’autres raisons. Elles sont rarement évoquées et débattues ouvertement. On dit, entre gens bien, que ça n’élève pas le débat.
Résumons les comme suit : les chercheurs et les universitaires sont, sur un certain nombre de questions, en position de concurrencer les bureaux d’études. Cette concurrence, parfois qualifiée de « déloyales », s’exerce au détriment des petits bureaux d’études et des consultants indépendants. Hormis quelques modestes retombées financières, elle ne bénéficie pas toujours à leur institution de rattachement.
Le régime de la consultance dans la fonction publique – et en particulier au CNRS – laisse en effet au chercheur une assez grande liberté : il est autorisé à consacrer jusqu’à 20% de son temps de travail à une activité publique ou privée de consultation et à percevoir des honoraires ne dépassant pas 50% de son traitement indiciaire. Dans la pratique, on peut considérer que les chercheurs ont une grande marge de liberté, plus grande encore dès lors qu’ils exécutent le minimum de travail requis par leur institution de rattachement et peuvent se prévaloir de résultats scientifiques attestés par des publications.
Prenons, à titre d’exemple, le cas (fictif) d’un enseignant-chercheur travaillant, dans un institut d’enseignement supérieur, sur certains thèmes de la gestion urbaine sur lesquels existe une demande soutenue de recherches et d’études. Il interviendra, en tant que consultant, dans le cadre de contrats de recherche ou d’étude pour une rémunération nettement inférieure à celle que les bureaux d’études privés doivent exiger. En effet, il perçoit déjà un salaire et a une couverture sociale, il dispose avec ses étudiants avancés d’une main d’œuvre qualifiée et bon marché, ses charges sont réduites car il dispose des locaux et parfois des équipements et des services de son institution. Il peut éventuellement les lui louer mais sur une base plus avantageuse pour lui que celle du marché. S’agit-il d’un centre de recherche ou d’un bureau d’études ? A ceux qui émettent des critiques sur ces pratiques, l’enseignant-chercheur-consultant répondra généralement (i) que c’est la seule manière de financer les recherches de son équipe, faute d’une dotation budgétaire suffisante, (ii) qu’il assure ainsi une meilleure formation à ses étudiants et prépare leur entrée dans la vie active (iii) que son institution bénéficie des retombées de ses travaux, y compris au plan financier puisque son institution de rattachement perçoit un pourcentage (8% a 12% selon les cas) sur les contrats qu’il a passé.

En conclusion :

Les différentes tentatives faites pour améliorer situation se heurtent aux problèmes suivants :
  • Absence de stratégie nationale de coopération en matière de recherche dans le secteur urbain
  • Manque de lisibilité et complexité des procédures de définitions des stratégies par les tutelles
  • Faiblesse des effectifs des unités et équipes de recherche (« masse critique » insuffisante)
  • Manque de moyens (en particulier financiers) des équipes
  • Durée insuffisante dans l’action des équipes
  • Lacunes dans les procédures d’évaluation scientifiques (large place faite à l’auto évaluation, évaluation de complaisance par les pairs, absence presque générale de chercheurs non-français dans les commissions/comités d’évaluation, anonymat des évaluations rarement assuré, etc.)
  • Problème chronique des rapports entre la recherche et l’opérationnel
  • Difficulté à mettre en place des recherches en partenariat avec des institutions ou des équipes du Sud (échec patent de l’ORSTOM/IRD à générer une dynamique de la recherche, appuyée par des équipes locales, sur la ville en Afrique subsaharienne, hésitations de la coopération française à soutenir durablement des institutions de formation : exemple de l’École d’Architecture et d’Urbanisme de Lomé)
  • Difficulté à s’intégrer à des initiatives en faveur de la recherche urbaine prises par des institutions de coopération multilatérales et financières internationales : peu de français associés aux projets ayant une composante recherche dans les organismes du système des N.U., ou aux initiatives de la Banque mondiale sur la recherche urbaine : Ex. 3 français sur 400 participants au premier symposium de la BM sur la recherche urbaine, en décembre 2002 ; même participation au second symposium en décembre 2003…).