Compte rendu du dîner débat du 6 mars 2007


B- Le débat :

a) Le poids du passé colonial:

Les participants se sont notamment interrogés sur la persistance des influences exercées par les urbanistes du Nord sur les anciennes colonies ainsi que sur l’exportation des systèmes français à l’étranger. On constate encore aujourd’hui une forte continuité dans la prise en charge des projets, bien que l’on assiste à un renforcement d’une concurrence entre pays du Nord, qui viennent modifier les schémas de coopération hérités de la colonisation (l’Allemagne avec la GTZ est, ainsi, de plus en plus présente dans un certain nombre d’anciennes colonies françaises).
Ces luttes d’influence des pays du Nord s’observent notamment au regard du droit foncier, la France continuant à prôner un système qui a pourtant largement montré ses limites. C’est ainsi une imbrication de trois systèmes qui est à l’œuvre dans de nombreux pays du Sud où se mêlent des héritages pré-colonialistes, colonialistes et post-colonialistes. On aboutit alors à des systèmes complexes qui ont donné lieu à des dispositifs de clarification ad hoc composés de personnes expérimentées et spécialisées dans la résolution de projets concrets sur tels ou tels projets. Toutefois, il apparaît important de noter que ces pratiques de régulation empirique s’accompagnent d’un fort déficit d’enseignement en droit foncier, dans les formations universitaires en urbanisme.

b) Les associations d’urbanistes et la prégnance de l’État au Sud :

Concernant les associations d’urbanistes, en principe lieux d’animation et de réflexion, il est à noter que malgré des situations contrastées, nombre de ces groupements, constitués en « ordre », sont placés sous la tutelle de l’État. Dans certains pays ces ordres d’urbanistes ont longtemps été « à gauche » mais leur influence a été relativement faible sur la réalité de l’exercice de la profession.

c) Les professionnels du Nord et la légitimité de leurs interventions au Sud ? :

La conclusion du livre de M. Taoufik SOUAMI soulève une question essentielle qui est celle de la poursuite des carrières dans la coopération à l’internationale. Elle amène à s’interroger sur la permanence de l’envoi d’occidentaux dans les pays du Sud.
Les auteurs perçoivent que de nombreux problèmes posés sont liés à l’ambiguïté entre l’urbanisme et le pouvoir politique et c’est dans cette ambiguïté que se situe aujourd’hui le rôle de la coopération. Les urbanistes locaux sont dans une situation de « schizophrénie » entre les objectifs d’urbanisme social pour lequel ils militent et les exigences du pouvoir qui sont toutes autres. Ils attendent ainsi de l’expert international qu’il les soutienne vis-à-vis des volontés du pouvoir central. Il ne s’agirait donc pas d’un problème de connaissance et de manque de savoir- faire des urbanistes locaux mais de leur capacité à pouvoir faire accepter leurs projets. Ils voient donc dans la coopération internationale un soutien, un appui potentiel vers lequel se tourner. Ceci suppose que les experts internationaux fassent preuve d’une excellente maîtrise du contexte local des pays dans lesquels ils sont amenés à intervenir.
On pourrait peut-être voir là une forme de légitimité de l’intervention à venir des occidentaux au Sud. Mais cela implique à la fois la compétence et la neutralité de l’intervenant qui aura aussi le rôle d’intervenant extérieur permettant d’éviter toute pratique irrégulière dans la mise en œuvre des projets (corruption, clientélisme, etc.)
Aujourd’hui, les urbanistes du Sud font appel à ceux du Nord pour légitimer leurs actions et avoir un regard extérieur sur leurs politiques urbaines. Ainsi, dans le cadre du schéma directeur jordanien dont la conception a été confiée à un bureau d’étude américain, la Ville de Paris, partenaire du projet, a joué le rôle de médiateur entre maître d’ouvrage et maître d’œuvre, ces derniers gardant cependant le pouvoir de décision finale.

d) La décentralisation et le rôle des urbanistes formés au Sud :

Dans un contexte dans lequel les États transfèrent certaines compétences aux collectivités locales ; et, où ces mêmes collectivités locales sont confrontées à une insuffisance de moyens, on peut s’interroger sur les marges de manoeuvre des jeunes urbanistes formés dans ces pays. Toutefois on constate que dans certains cas comme au Liban, ces étudiants sont avant tout des géographes, des architectes, des ingénieurs avant d’être des urbanistes.
C’est peut-être ce qui explique le manque de compétences de certains de ces professionnels de l’urbanisme, qui ne parviennent pas à se mettre en phase ni à trouver leur place entre pouvoir local et pouvoir central. Face aux maîtres d’ouvrage et aux maîtres d’œuvre, ces urbanistes locaux sont parfois dans l’incapacité de concilier les directives divergentes qui leur ont été données.
Au Maroc, cas exemplaire de pays ayant entamé une décentralisation progressive, qui passe actuellement par une phase de déconcentration des services, l’État central a compris la nécessité de déléguer ses pouvoirs de façon graduelle, avec la mise en place d’une véritable « gouvernance » locale. Bien qu’il s’agisse d’une conjoncture très particulière, que l’on retrouve dans peu d’autres pays, elle permet de comprendre la difficulté des urbanistes, dont les interlocuteurs sont devenus les collectivités locales, mais à qui l’État a demandé de régulariser les quartiers informels.
On assiste donc à une situation de redéploiement des compétences entre État, collectivités locales et opérateurs privés ; mais dans cette recomposition en cours, l’État conserve un rôle certain.

e) Vers une gestion rationnelle de la ville ? :

Il semble que l’on puisse remettre en cause l’idée selon laquelle ces dernières années ont été marquées par des progrès en matière de gestion rationnelle des villes, l’international venant perturber les efforts mis en œuvre. Si l’on prend le cas des buildings récemment construits à Alger par des coopérants chinois, on peut s’interroger sur le rôle et la place qu’ont eu les urbanistes locaux : leur a-t-on véritablement donné la parole ? Il y a t-il une politique cohérente au sein de ces différents projets ? Les urbanistes ne sont pas systématiquement consultés et n’interviennent pas forcément dans les processus de décision ; régulièrement ils sont mis hors du jeu.
Les changements de la réglementation entraînent parfois une relance de l’activité économique des urbanistes. Le milieu des urbanistes se reproduit dans ses adaptations, mais est cependant incapable de produire un urbanisme opérationnel.

f) La recherche urbaine au Sud :

De plus en plus de professionnels de l’urbanisme sont formés dans les pays du Sud. Il n’en est pas de même dans le domaine de la recherche urbaine qui reste encore peu développée. Ceci pose le problème de la faiblesse de la connaissance des phénomènes urbains et de l’incapacité à traiter de leur complexité.
Ceci peut s’expliquer par une inadaptation entre le niveau des formations proposées et les problèmes auxquels sont confrontés ces pays en termes d’urbanisme. Les formations ne sont parfois pas liées aux besoins locaux, ce qui se traduit par une déperdition dans le milieu des urbanistes chercheurs, lesquels sont tentés d’aller travailler pour des agences urbaines occidentales voire pour des grands groupes industriels.
D’ailleurs, dans les pays industrialisés, le spécialiste de la coopération urbaine nord-sud n’a plus le même profil. Il se présente, selon M. Thierry PAULAIS, comme un « médiateur », ayant des connaissances variées en droit, en urbanisme, en économie, en sciences politiques, etc. De telle
sorte que les qualifications à l’entrée dans le métier ont fortement évolué ; tandis que le travail en équipes pluridisciplinaires, de haut niveau et expérimentées, est devenu la norme.

g) La coopération Nord-Sud versus Sud-Sud ? :

Une manière de mieux comprendre les nouveaux enjeux de la coopération Nord-Sud en urbanisme, consiste à observer le phénomène de la coopération Sud-Sud. Les transferts de connaissances sont parfois intéressants et s’accompagnent d’importants financements. Cependant, il n’existe pas de parallèles possibles entre la coopération Nord-Sud et une coopération Sud- Sud ; parallèle qui permettrait de statuer sur l’efficacité de l’une par rapport à l’autre.
Ces formes de coopération n’interviennent pas à la même échelle ; et, elles sont encadrées par des dispositifs institutionnels différents. D’autre part, une question se pose : peut-on véritablement parler de Sud, si l’on compare des pays aussi divers que la Chine, l’Afrique du Sud, le Maroc et l’Afrique Centrale ? il faut convenir qu’il n’y a plus « un » Sud, mais « des » Sud.
Les questions ouvertes en fin de débat :
  • Des difficultés apparaissent à l’heure actuelle pour de nombreux urbanistes du Sud qui, dans un premier temps, ont vu arriver des urbanistes du Nord avec leurs certitudes, mais qui constatent que ces mêmes urbanistes se sont mis par la suite à douter. Comment les urbanistes du Sud perçoivent-ils ces doutes ?
  • Aujourd’hui il ne s’agit plus seulement de se demander pourquoi on coopère avec le Sud, mais comment on coopère, sur quels registres, avec quels types de complémentarités ? Et pour ce qui est de l’AdP – « Villes en développement », quels sont les interlocuteurs possibles : les associations ? (mais elles sont peu nombreuses), les agences urbaines ? les bureaux d’étude ?


1 Souami T. et Verdeil E. (2006), Concevoir et gérer les villes. Milieux d’urbanistes du Sud de la Méditerranée, Édition Economica/Anthropos (collection Villes), Paris.

2 Architecte – urbaniste, universitaire à l’Institut Français d’Urbanisme.

3 Géographe, chercheur au département Environnement, Ville, Société du CNRS de Lyon

4 « Expertises nomades », Géocarrefour, Vol. 80, n°3.