Bulletin n°113

Agir par et pour le paysage

Ariella Masboungi, architecte-urbaniste, inspectrice générale de l’administration du développement durable jusqu’en 2016, grand prix d’urbanisme 2016, a, au titre de ses ateliers-débats et de ses ouvrages reconnus, investi le thème « penser la ville par le paysage ». Elle a autorisé « Villes en développement » à présenter quelques-unes de ses réflexions autour de ce sujet, sachant que les villes sont aujourd’hui au pied du mur et obligées d’inventer des solutions résilientes, en matière de durabilité.

Agir par et pour le paysage
©Marianne Durand

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Le paysage est la « pensée du vide », par opposition à l’art de l’architecte qui pense les pleins, même si ce dernier doit travailler les creux, les plis de la ville, selon les termes de Henri Gaudin. Le paysage est sans doute la discipline la plus à même d’agir sur ce qui se développe malgré toutes les injonctions pour freiner cette « ville territoire ». Autour et entre les villes, croît une ville invisible dans le mental des professionnels intervenant sur le territoire. Elle semble invisible aussi à l’usager qui ne lui confère aucune identité particulière. Elle appelle, pour être soignée au même titre que la ville constituée, un diagnostic sans complaisance qui fasse état de ses atouts et de ses handicaps. Il s’agit d’anticiper sa constitution en la dotant de qualités en appui sur sa réalité physique, géographique, humaine, et institutionnelle.
Le paysage est un mode de penser les rapports de l’urbain aux sites et de préparer les villes du futur. Il offre en effet des guides de lecture, de décodage et de représentation à grande échelle.

Décrypter les échelles de temps et d’espace
Cette grande échelle, si nécessaire en Europe, s’extrapolerait sans doute aux villes en développement, en pleine croissance souvent incontrôlée… Ainsi Bernard Lassus suggère d’observer: « d’abord en adoptant l’attention flottante pour s’imprégner, au cours de longues visites à diverses heures du jour et par tous les temps, du site, de ses alentours et « faire l’éponge » de sol à ciel jusqu’à presque l’ennui. Puis peu à peu chercher des points de vue préférentiels, déceler les micro-paysages, les perspectives qui les lient, repérer, tester les échelles visuelles et tactiles… tout en plongeant dans les archives et découvrir ses lieux-dits, ses contes, ses histoires… Puis analyser l’existant et découvrir dans l’usage même des lieux ce qui a été occulté par l’usure du quotidien et est en train de disparaître, et s’il conviendrait de s’en ressouvenir. »
« Il nous faut, tout autant, poursuit-il, amener au visible les traces des nouvelles pratiques, non encore identifiées: ainsi le non visible, à du visible et à l’évident. Chaque cas, particulier implique d’initier des approches spécifiques. Celles-ci sélectionnées, précisées peuvent devenir de nouvelles orientations. ».

Une approche effervescente des sites
Michel Corajoud, dans un texte célèbre, engageait à se poser un maximum de questions sur le site, à l’arpenter pour consigner des observations, même les plus ténues, à tenter l’ubiquité pour éviter de ne noter que les points les plus saillants, à sortir du site, à représenter en permanence toutes les échelles en passant de l’une à l’autre pour tenter d’appréhender à la fois l’ensemble et le détail, le proche et le lointain.
La discipline du paysage enrichit le mode d’intervention sur ces grands territoires. Elle donne une plus grande liberté en regard des modèles historiques de la ville, une familiarité avec l’espace ouvert et l’horizon, un rapport au temps plus patient et une conscience de l’aléatoire.
« Se représenter l’héritage pour pouvoir en formuler un à notre tour ». Alexandre Chemetoff résume bien cette attitude qui consiste à « mettre en avant des choses simples qu’on avait pu oublier, les plaines, les coteaux, en insistant sur les rapports qui régissent ces choses ».

Préparer les territoires à leur future urbanisation

Le paysage appliqué à la conception urbaine est l’art idéal pour préparer les territoires à leur future vocation. Il est un mode de penser les rapports de l’urbain au site d’accueil. Géographie, horizons, lecture territoriale d’une autre échelle, pensée du vide, jeu avec l’aléatoire, lenteur des temps de transformation d’un espace végétal… sont autant de guides pour agir sur une ville peu maîtrisable, faite d’objets hasardeux, d’initiatives multiples, où le bâti s’est construit au gré des opportunités.
L’art du paysage est ainsi un laboratoire pour investiguer de nouvelles méthodes urbaines. La lenteur du paysage, par contraste avec le rythme effréné de fabrication de la ville, s’illustre dans son mode de pensée. Le dessin, un dessin ouvert, joue sur la manière de générer la forme. Fécond, il porte en lui les germes du changement, sans figer ce dernier et sans l’idée ni d’une ville finie ni prisonnière des desiderata de ses concepteurs.
L’art du paysage prend une importance accrue face aux défis climatiques, environnementaux et en termes de biodiversité. Il devrait fonder l’urbanisme et la gestion du territoire de demain.

La mise en contexte et en perspective d’Ariella Masboungi rend évident le recours au paysage comme levier pour inventer un nouvel urbanisme qui corresponde aux attentes, aux usages, aux pratiques des habitants des villes en développement. Faire retour au site, c’est s’appuyer sur les dimensions géographique et spatiale du milieu naturel tel qu’il préexistait avant les grandes vagues d’urbanisation à l’oeuvre depuis le XX e siècle.
L’approche de la « grande échelle » apparaît ainsi pertinente pour les villes du Sud, dont un grand nombre, en Afrique notamment, ont une histoire récente ou une matérialité constituée en grande partie pendant la période coloniale.

Benjamin Michelon

Agir par et pour le paysage

© B. Michelon